Il faut une forme rare de courage artistique, aujourd’hui, pour sortir un morceau d’1h24. Pas un mix, pas une compilation d’archives, pas un live enregistré en club. Non, un seul morceau, pensé comme une entité totale, un flux unique. CKH, producteur londonien au parcours aussi discret que radical, signe avec Superposition ce qui s’apparente à un geste musical quasi spirituel, à mi-chemin entre la performance d’écoute extrême et le manifeste ambient du futur.
Le mot « superposition » ne fait pas ici référence à une métaphore hasardeuse. Il s’agit d’un principe physique, celui de l’état quantique où plusieurs réalités coexistent simultanément. CKH transpose ce concept dans la matière sonore : dans Superposition, les textures s’empilent, les espaces se croisent, les ambiances se chevauchent — et jamais un motif ne reste figé. Chaque son est à la fois ici et ailleurs, tout le temps et hors du temps.
Dès les premières minutes, on comprend qu’on entre dans un territoire flottant. Un univers entre l’ambient techno cérébrale d’un Wolfgang Voigt (GAS), les manipulations micro-soniques de Stephan Mathieu, et l’abstraction enveloppante d’un William Basinski. Sauf qu’ici, l’approche est moins contemplative que cinétique. Il y a une pulsation constante, ténue mais réelle, qui fait avancer le morceau. On ne plane pas : on glisse.
La force de Superposition tient à sa cohérence organique. Pendant 84 minutes, CKH déroule une matière sonore qui semble vivre d’elle-même, comme un organisme autorégulé. Les textures se délitent et se reforment, les nappes s’effilochent en poussière numérique avant de renaître sous une autre forme. L’utilisation du grain, du souffle, des artefacts numériques est ici centrale. On sent l’influence du field recording, mais transfiguré — pas comme matière documentaire, mais comme source première d’une symphonie de pixels et d’ondes.
Ce qui frappe aussi, c’est la qualité de production. Chaque élément, aussi discret soit-il, semble pensé à l’échelle du microscopique. Les fréquences aigües scintillent sans jamais être coupantes, les basses rampent dans les veines sans saturer l’espace. CKH fait preuve d’une maîtrise rare de la spatialisation, jouant avec le panoramique comme avec le delay, l’écho et la réverbération. L’écoute au casque devient une expérience physique, un quasi ASMR brutal dans ses passages les plus dépouillés.
Il y a, dans Superposition, quelque chose d’émouvant, même sans mélodie franche. Une mélancolie diffuse, comme un spleen numérique. Un état d’errance lucide. CKH semble interroger notre rapport au monde, à la vitesse, au temps — en proposant un format qui refuse le skip, le zapping, l’algorithme. Ce morceau est un anti-Spotify par excellence. Il faut lui offrir son attention, il faut attendre, écouter, s’oublier. Et c’est là, précisément, qu’il devient essentiel.
À l’heure où l’industrie réclame toujours plus court, plus vite, plus efficace, Superposition est une œuvre de résistance. Pas rétrograde, pas nostalgique. Résolument contemporaine. Elle s’inscrit dans une lignée d’artistes qui pensent la musique électronique comme un langage mental, une architecture invisible, un paysage à traverser. CKH rejoint ici une forme de tradition — de Plastikman à Alva Noto, en passant par Vladislav Delay ou Chihei Hatakeyama — tout en imprimant sa propre signature : une densité émotionnelle discrète mais percutante, une capacité rare à suspendre le monde sans jamais l’annuler.
Superposition n’est pas fait pour tout le monde. Mais ceux qui s’y aventurent n’en ressortent pas indemnes. Car c’est une expérience du présent. De l’instant qui dure. Et à ce titre, c’est peut-être l’une des œuvres les plus importantes de l’année dans l’underground électronique européen.
CKH n’a rien à prouver. Il prouve tout.
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