Je mets le casque et tout devient liquide. Yáágo Dootlizh est un courant, une marée qui te déplace sans prévenir, un geste collectif Navajo qui fait du bleu un verbe et du verbe un mouvement. Earth Surface People ne fusionne pas les genres, iels les rendent poreux : jazz qui respire large, soul et R&B en capillarité, éclats fusion et hip-hop qui s’écoulent comme des affluents. On entend une bande de huit musicien·ne·s se chercher, s’attraper, s’éprouver — improvisation captée à chaud, alchimie de studio et contraintes érigées en boussole. Plus qu’un son, une méthode.
La carte est précise. Nanibaah mène la houle, voix à la palette folle — grain voluptueux, attaque souple, contrôle des harmoniques — capable de passer du satin des sultry reprieves à l’uppercut clair des anthems. Ken Chavez et Lawrence Bailon tiennent une section rythmique amphibie, groove élastique qui sait laisser de l’air ; Chochise Yazzie sculpte les synthés comme des ondes de surface ; Mike Gutierrez fait serpenter le sax, ligne de fuite et d’appel ; Zachary Dominguez installe un piano textural qui colle au rivage ; Dakota Yazzie orchestre, pivote, relie, pousse l’eau vers l’aval.
Piste par piste, la dramaturgie se déplie comme un rite. 2001 ouvre en rituel bref, signal de plongée. Dance Me Outside arrache le corps à la rive : batterie en pas chassés, voix conquérante, hook qui attrape l’épaule. Benz or Beemer et White Peach rallongent la respiration, tempos chaloupés, chaleur latente, sensualité tenue. Santa Fe Girl casse le décor : arrangement dénudé, timbre à nu, beauté qui sidère sans appuyer. Burnt Orchards (bring me home) brûle à basse flamme, souvenir en cendres fines. P.a.r.r., convoquant Welby June, Mato Wayuhi, Sage Nizhoni, densifie le spectre et rappelle la dimension communautaire, polyphonique, politique du projet. Never Born Again feuillette l’identité comme un carnet trempé. island queen se love en motif circulaire. yaago dootlizh pt. 2 agit en intertitre, micro-ripples qui recadrent la trajectoire. Datura (u need love) a ce goût de poison-médecine, court et puissant. Born For Water scelle la thèse : nous sommes faits de ce qui nous traverse.
Ce qui frappe techniquement, c’est l’architecture d’écoute. Stéréo respirée, bas du spectre tenu pour la mobilité, médiums généreux où la voix s’aimante, choix d’arrangements qui privilégient la dynamique au clinquant. Les transitions se font par gradients plutôt que par césures ; les improvisations sont canalisées sans domestication. Le collectif a trouvé la ligne de crête rare où l’exigence formelle n’étouffe jamais l’émotion.
Yáágo Dootlizh n’explique rien, il démontre. L’eau y est langage, mémoire, soin, conflit, passage. Le bleu n’est pas une couleur, c’est une action : se colorer, se laisser teindre, devenir autre en restant soi. On sort de cette traversée avec des sels sur la peau et l’impression que la musique a servi de delta — zone où les histoires intimes et ancestrales se recombinent, où l’Indigenous futurism dialogue avec la grande tradition Black américaine sans hiérarchie ni folklore. Un second album-système, irrigué par le vivant, qui prouve qu’un superband peut être un organisme et non une vitrine. Hypnotique, fluide, nécessaire.
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