J’ai écouté Red Poem comme on entre dans un rêve qu’on n’a pas choisi. D’abord un souffle, une voix qui semble surgir d’un lieu où le temps ne circule plus. Puis les guitares qui s’élèvent, lentes, poussiéreuses, pleines de fantômes. Ce n’est pas une chanson, c’est un rituel. On y sent la terre rouge de l’Oklahoma, les battements lointains d’un tambour oublié, les vibrations d’un peuple qu’on a voulu réduire au silence mais qui parle encore, à travers lui.
Dead Feather est un paradoxe vivant : un artiste sourd qui fait résonner le monde mieux que la plupart des entendants. Sa surdité n’est pas une limite, c’est un prisme. Elle aiguise l’écoute intérieure, celle qui perçoit non pas les sons, mais les fréquences invisibles : la colère, la mémoire, le sacré. Red Poem, troisième extrait de son projet Cate Heleswv (Red Medicine), est une éruption de cette écoute-là — brute, sans filtre, habitée.
J’entends dans cette pièce le poids des siècles, mais aussi la modernité d’un cri lucide. Dead Feather y raconte son histoire, mais surtout celle de tous les enfants coupés de leurs racines, condamnés à apprendre leur propre langue à travers les ruines. Le texte, écrit dans les années 2000, puise dans la rage de Malcolm X, la spiritualité de Bob Marley, la pensée politique de Vine Deloria Jr. Ce n’est pas un manifeste, c’est une cicatrice parlante. Une parole qui se relève, vacillante mais indestructible.
L’alliage entre poésie et rock fonctionne comme un choc. Adam Stanley et Isaac Nelson (du groupe Stanley Hotel) enveloppent la voix de Dead Feather dans une matière organique : un rock charnel, presque tribal, qui rappelle par moments la tension mystique de The Doors ou les élans prophétiques de Patti Smith. Mais là où Morrison prêchait la transe et Smith l’extase urbaine, Dead Feather invoque la terre — la poussière, la pluie, les os. Son spoken word claque comme une incantation dans le vent, un langage venu d’avant la civilisation.
Ce qui me bouleverse, c’est la sincérité nue du geste. Pas de pose, pas de calcul. Juste un homme, son passé, et cette rage tranquille d’en faire une œuvre. Dans Red Poem, la musique n’est pas une distraction : c’est un acte de guérison. Une manière de recoudre l’histoire déchirée de la culture Mvskoke-Creek avec des fils de son et de mots. Chaque note devient une trace, chaque silence une mémoire.
Le morceau, enregistré à Wellston dans une ambiance presque familiale, garde la texture du vrai : on y entend la respiration du studio, la fragilité des prises, la chaleur humaine. On imagine Dead Feather au centre, debout dans le silence, et autour de lui, ses collaborateurs tissant cette fresque sonore avec respect et intensité. Le résultat, c’est une transe contenue, une fièvre apaisée, une beauté rugueuse.
Red Poem n’a rien d’un produit. C’est un fragment d’histoire, un poème incandescent sur la désassimilation, sur la reconquête du corps et de la voix. Et quand tout s’éteint, il reste ce sentiment étrange d’avoir entendu quelque chose de rare — une vérité sans décor, une musique qui vient d’en dessous du monde.
Écouter Dead Feather, c’est accepter d’être dérangé. C’est se laisser traverser par ce que l’Occident a oublié : que le son n’est pas toujours fait pour plaire, mais parfois pour guérir.
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